L’industrie du livre a beau être le premier marché de divertissement dans le monde, il subit les mutations du temps et avancées technologiques autant qu’un autre secteur. Pourtant, les maisons d’édition ont compris relativement tardivement l’importance que le web et les réseaux sociaux pouvaient leur apporter. Des indépendants ont donc pris à leur charge de développer le secteur littéraire sur internet, dont les réseaux sociaux.
En France, la première communauté de e-lecteurs voit le jour en 1996 (il y a 23 ans !) avec le site www.zazieweb.fr. Entre critiques de livres, suggestions de nouvelles lectures et actualités éditoriales, le site offre pour la première fois un moyen de partage plus étendu que les traditionnels clubs de lecture du vendredi soir. On découvre des livres hors de notre zone de prédilection habituelle et qui ne se trouvent pas nécessairement sur les étals de notre librairie préférée. Ce premier site apporte au paysage français une démocratisation de la lecture et lance un mouvement qui n’aura de cesse d’augmenter avec les années.
En 2003, la déferlante des premiers blogs arrive et des critiques indépendants se mettent en scène sur le web. Des bibliophiles cherchant une nouvelle découverte / inspiration, vont trouver celle-ci sur les différents blogs. Souvent plus populaires et accessibles, ceux-ci plaisent plus facilement que les critiques professionnels de littéraires assidus dans les colonnes d’un journal. Succès non démenti aujourd’hui avec une augmentation des blogs spécialisés qui sont suivi par une large communauté d’abonnés. On peut notamment citer le site de Maud, suivi par plus de 65 000 personnes (sans compter le lecteur occasionnel non-inscrit).
Avec l’arrivée de Facebook, des réseaux sociaux généralistes se sont créés et certains ont développés un véritable secteur littéraire amateur. Ils offrent un pied d’égalité entre le lecteur, l’auteur et l’éditeur. Pour la première fois, chacun peut y échanger et s’y informer sans être le maillon d’une chaîne éditoriale.
Un des réseaux sûrement les plus connus pour ses actualités littéraires correspond au géant YouTube. Les critiques littéraires y affluent, de tous pays et de toutes origines. Ils ont tous des styles différents, des genres favoris, des publics ciblés. La plupart des booktubeurs sont des femmes, mais on retrouve tout de même des hommes appréciant la littérature et proposant des vidéos de qualité, comme La brigade du Livre qui comptabilise 37 000 abonnés. Ces critiques littéraires amateurs parlent de leur dernière lecture et de leur ressenti, dissèquent des genres méconnus et cherchent à nous faire découvrir leur passion. Si vous vous intéressez à ce phénomène de Booktubeurs mais ne savez pas vers lequel vous tourner, le site www.Booktubers-app.com propose plus de 500 booktubeurs francophones référencés par nom, pays, genres littéraires, avec des descriptions, des liens vers les réseaux sociaux et un fil d’actualité Twitter en direct.
Si les blogs et la plateforme YouTube ont vu les premiers le potentiel que possédait une plateforme littéraire, le réseau social Instagram a réussi à récupérer une part de leur marché avec des bookstagrameurs influents. Ceux-ci se regroupent sur le réseau Instagram, privilégiant un moyen de communication par la photographie. Cela peut paraître contradictoire avec le livre, concentré sur l’écriture plus que sur le visuel. Et pourtant le #bookstagram récolte aujourd’hui…28,7 millions d’occurrences sur le réseau social. L’année dernière, il n’en comptabilisait (que) 20 millions. Soit près de 9 millions d’occurrences en plus. Ces bookstagrameurs font découvrir leur passion du livre par l’image. Ils ne sont pas à la recherche du like massif mais utilisent plutôt cette plateforme pour exprimer leurs intérêts littéraires et faire découvrir leurs nouvelles inspirations. En mettant en scène leurs lectures dans certains lieux, ils participent à remettre le livre dans un univers physique et partagent en même temps leurs bonnes adresses pour lire (librairies, bibliothèques, cafés favoris…). Souvent ces bookstagrameurs ont un blog en supplément pour développer de manière plus approfondie leur critique de livre (attirer par la photo, confirmer par la critique).
Le phénomène du #bookstagram en France ne fait que commencer, il est encore loin du développement que peuvent avoir d’autres pays aujourd’hui. Citons en exemple le compte professionnel américain epicreads, centré sur le Young Adult (très en vogue en ce moment), qui comptabilise 602 000 abonnés (pour 390k en 2017). Les plus gros comptes de bookstagrameurs dans l’Hexagone vont évoluer autour des 30 000 abonnés (NiNe Gorman ou Margaud Liseuse). Ces chiffres risques d’augmenter très vite avec les nouvelles fonctionnalités d’Instagram qui propose désormais des live et stories pour les acteurs du livre. Dans cette même idée de direct, Snapchat arrive comme petit dernier des réseaux sociaux en termes de développement autour du livre, ce qui est dommage quand on considère le nombre de 15-25 ans qui le préfère à d’autres plateformes. Nul doute que ce retard sera à terme comblé.
Ces « book addict » qui partagent leurs lectures sur Internet deviennent les ambassadeurs rêvés des maisons d’édition qui obtiennent ainsi de la publicité gratuite et augmentent leur notoriété. S’il n’est pas possible de mesurer l’impact direct de ces différents réseaux sur la vente de livres, ils ont néanmoins permis une démocratisation du livre parmi différentes populations grâce à un bouche à oreille digital plus efficace et rapide que celui des années précédentes. En effet, les avis et commentaires laissés permettent autant aux influenceurs qu’aux professionnels du marché de savoir le ressenti d’une large population et d’estimer les tendances en cours sur le marché. Les éditeurs envoient alors à certains de ces booklovers influents leurs nouveautés pour qu’ils les lisent et le cas échéant le partagent sur leurs différents comptes. Ils leur donnent une publicité parfois plus influente que par les réseaux officiels. Pas d’obligation ici néanmoins, l’influenceur ne partagera que selon ses envies et ses goûts en offrant un véritable avis qui ne viendra pas d’une quelconque rémunération. Les abonnés risqueraient en effet d’abandonner les influenceurs faisant du marketing plus que de la qualité.
Ayant compris l’influence des réseaux sociaux sur leur secteur d’activité, les maisons d’édition elles-mêmes ont commencé à se développer sur ceux-ci : création de comptes Facebook, Twitter, Instagram… malheureusement, très peu d’entre elles aujourd’hui savent l’utiliser en suivant une réelle stratégie. Le lecteur ne leur demande pas une approche classique du livre mais une fenêtre sur les coulisses de leur maison. Ils veulent un contenu original, qui relève d’une sphère plus privée, chargée émotionnellement. C’est cette offre-là qui leur apportera une meilleure visibilité et un bouche-à-oreille de plus en plus développé. Les lecteurs assidus connaissent déjà les filons classiques pour connaître de nouveaux livres, ils ont leurs habitudes et leurs préférences. Or, le secteur que ces maisons veulent toucher, c’est le lecteur occasionnel, celui qui ira en librairie acheter le livre qu’on lui a recommandé par le biais d’un réseau social qu’il connait et en lequel il a confiance. Tout repose sur un univers visuel que les réseaux sociaux permettent. Utilisés correctement, les libraires ou maisons d’édition arrivent à renvoyer l’utilisateur vers leur site marchand pour s’octroyer de nouveaux potentiels clients.
Les réseaux sociaux classiques n’ont d’ailleurs pas pour but premier d’augmenter les ventes de livres, ils sont là pour faire découvrir de nouvelles choses et s’attirer une communauté de lecteurs fidèles qui vont ensuite suivre les maisons d’édition et les soutenir sur le long terme. Créer un buzz ne fonctionnera pas, car il apparaitra aussi vite qu’il tombera dans l’oubli. Le but est de créer une réelle communauté entre auteurs, éditeurs, lecteurs, libraires… qui vont échanger entre eux sur un pied d’égalité et participer à l’évolution du secteur littéraire. Les ambassadeurs de ces maisons d’édition vont permettre une plus grande diffusion de leurs valeurs et créer un lien entre l’éditeur et le lecteur. Le lecteur aura l’impression de participer à la vie et l’avancement des maisons et se sentira plus concerné par celles-ci. Rien n’est plus fort qu’une communauté pour s’assurer une belle continuité dans la durée.
Hormis les réseaux sociaux classiques qui mélangent les styles, on trouve des réseaux spécialisés dans le secteur littéraire : les plateformes de lecture sociale. Une des plus connues est sans doute Wattpad, créée en 2006 par deux canadiens Allen Lau et Ivan Yuen. Il s’agit d’une plateforme sociale d’autopublication comptant plus de 70 millions d’abonnés – autant lecteurs qu’écrivains. Un inconnu peut y écrire son roman, qui sera commenté et critiqué par les autres abonnés. C’est une véritable plateforme d’échange. Elle a permis notamment la diffusion des romans adolescents d’Anna Todd, la série After (4 livres en version originale et 5 en français), qui sera téléchargée plus d’un milliard de fois sur le site. Fort de ce succès, ses livres remporteront un contrat avec la maison d’édition américaine Simon & Schuster et deviendront des best-sellers autant aux États-Unis qu’en France. Ils sont aujourd’hui en phase d’adaptation cinématographique. On peut aussi parler du succès Netflix, The Kissing Booth, adapté d’un roman de Beth Reekles aussi paru sur Wattpad. Si la plateforme s’oriente majoritairement vers les adolescentes (qui représentent une grosse part du marché avec la chick lit – teen culture), elle publie aussi d’autres genres littéraires comme la poésie ou des thrillers. La force de la plateforme tient sur sa forme : les romans sont publiés chapitre par chapitre créant un suspens constant qui donne envie aux lecteurs de lire la suite, c’est en quelque sorte le retour aux roman-feuilleton si célèbres au XIXème siècle. Le succès de la plateforme s’est développé en une conférence annuelle WattCon qui regroupe les écrivains Wattpad les plus connus. De nombreux autres auteurs se sont fait connaître grâce aux communautés de lecteurs et à l’autoédition : E.L. James (50 nuances de Grey), Abigail Gibbs (The Dark Heroine) ou encore Amanda Hocking, devenue millionnaire en quelques mois avec ses romances paranormales, pour n’en citer que quelques-un(e)s…
En France, le pendant à Wattpad est sûrement Monbestseller. Ces plateformes sociales autour du livre cherchent toutes à rassembler une communauté de passionnés autour de leurs lectures et ce dans le monde entier. On peut aussi citer blablalivre qui propose des critiques de livres en 140 caractères (reprenant ainsi le principe de Twitter), ou encore Glose, une start-up française créée en 2012. Ce site permet de lire des livres numériques (moyennant parfois un achat) et échanger via des commentaires sur le livre ou simplement des échanges numériques avec d’autres utilisateurs abonnés. La création d’un profil avec vos secteurs littéraires préférés permet aussi au site de vous mettre ensuite en relation avec les lecteurs de même affiliation littéraire. Glose a une véritable vocation éducationnelle, considérant que la lecture est le meilleur moyen de se cultiver et d’accéder à une éducation enrichie.
Un autre réseau français indépendant qu’il paraît important d’aborder est Babelio. Créé en 2007 par deux associés, c’est devenu une entreprise indépendante leader sur le marché français. Avec un public plus âgé en moyenne que les utilisateurs de réseaux sociaux, elle répond à une autre demande : des informations les plus complètes possibles avec critiques, extraits, vidéos d’auteurs… Son indépendance promet une impartialité des commentaires. Babelio travaille avec tous les éditeurs, permettant à leur communauté d’aborder tous les genres, et surtout les délaissés des prescriptions traditionnelles. Le but des créateurs est de donner une vitrine et un lieu d’expression aux pans abandonnés de la littérature, d’offrir une caisse de résonance au bouche-à-oreille. Ils préfèrent aborder un livre pointu qu’un énième succès littéraire (sans pour autant complétement abandonner ce dernier). 500 000 abonnés leur permettent cette variété et offrent aux 3 millions de visiteurs par mois des critiques diversifiées. Le succès de Babelio n’a pas été fulgurant, les maisons d’édition questionnant son intérêt dans une chaîne du livre avec des rouages non-modifiés depuis longtemps. Les créateurs ont alors dialogué avec les acteurs du livre pour travailler en commun. En faisant cela, ils ont permis de créer un lien entre l’éditeur et le lecteur qui n’a pas toujours existé. Les maisons d’édition considéraient en effet que le lecteur était l’affaire du libraire. Babelio permet à ses abonnés de se créer une bibliothèque virtuelle, de faire des commentaires ou recommandations… pour avoir le catalogue le plus vivant possible. Le site travaille aussi avec les bibliothèques et les libraires dématérialisés. Il recense les bibliothèques ayant en rayon le livre recherché et propose des sites marchands pour un achat (autant les puissants comme Amazon que des acteurs indépendants type Parislibrairies). À terme, les créateurs voudraient réussir à travailler avec les libraires physiques en leur proposant des services utiles comme les alerter sur les œuvres qui fonctionnent très bien sur leur réseau pour que les libraires puissent les mettre en avant dans leurs rayons. S’ils restent leader sur le marché français, ils doivent sans cesse faire évoluer leur site pour conserver leur position et éviter de se faire remplacer par d’autres acteurs. Leur concurrent majeur à l’étranger reste le site américain goodreads, racheté par Amazon en 2013 et qui possède désormais toute la puissance de feu du géant avec lui. Ce site est néanmoins beaucoup plus industrialisé que peut l’être l’indépendant Babelio, participant notamment au partage de data avec son acheteur. Leur enjeu actuellement est de toucher un nouveau pan de la population : les indécis en recherche d’une nouvelle lecture. Ils veulent être une base de données extrêmement riche d’informations mais aussi un média permettant aux gens de voir quels sont les livres faisant l’actualité. Aujourd’hui, seuls les abonnés utilisent Babelio de cette façon et c’est au site de réussir à élargir son panel.
Un nouveau réseau social s’est créé en 2017 et va bientôt voir le jour : Prodeej. Société amorcée par Roland Couture, son but aujourd’hui est de développer encore plus le multimédia autour du livre. Le postulat est simple, si le marché du livre est encore le premier, les ventes physiques diminuent et l’achat numérique n’arrive pas aujourd’hui à compenser l’écart, il faut donc créer un réseau social avec un univers culturel plus développé. Pour le créateur, le secteur de l’édition n’a pas réussi son tournant vers la digitalisation de l’écrit. Le secteur éditorial subit en effet un changement dans son principe de consommation et l’utilisation du livre a changé avec l’arrivée des nouvelles technologies. La consommation littéraire se dématérialise de plus en plus et il faut trouver de nouvelles idées pour continuer à faire vivre et progresser le secteur du livre. Prodeej souhaite donc mettre en phase l’écrit, l’audiovisuel et le numérique avec pour base une librairie numérique, soutenue par de belles maisons d’édition. Chacun pourra y créer l’univers littéraire qui lui est propre en reliant livres, images, musiques, films… tout ceci en créant un lien social entre lecteurs, auteurs et éditeurs. En effet, selon Roland Couture « nous assistons peut-être à la fin du livre comme monologue de l’auteur vers ses lecteurs pour devenir grâce au numérique, ce qu’il est au fond : un lien social entre les individus. » (dans son article Comment le numérique va révolutionner le livre).
Ce futur réseau social risque-t-il pour autant à terme de supplanter le leader français Babelio ? Au contraire, leurs fonctions paraissent plus complémentaires que redondantes, l’un souhaitant faire découvrir de nouvelles prescriptions littéraires quand l’autre souhaite les approfondir une à la fois.
Ce développement de différentes ramifications autour du secteur du livre nous montre une chose : celui-ci a encore de belles heures devant lui.